Dans cet essai qui exalte les vertus du risque, l’auteur refuse d’emblée la posture du leader omniscient qu’adoptent trop souvent les dirigeants qui s’aventurent sur les sentiers balisés de la littérature managériale. Prolongeant l’intuition d’Henry Mintzberg, qui prenait le contrepied de Peter Drucker et de sa métaphore du chef d’orchestre[1], Xavier Durand s’inspire des enseignements du jazz pour délivrer des leçons de management utiles en cette période de crise.
L’originalité de l’ouvrage tient moins dans sa description de notre univers volatil, complexe, ambigu et incertain – une thématique presque évidente depuis le krach financier de 2008 et les écrits de Nassim Nicholas Taleb sur la puissance de l’imprévisible[1] – que dans la philosophie d’action qu’il esquisse tout au long de l’essai. Dépassant une simple « gouvernance par les nombres », dont les limites avaient été soulignées par Alain Supiot[2], le directeur général de Coface propose une approche du leadership complétée par un management des contradictions, une improvisation maîtrisée et la mise en place d’une culture d’entreprise suffisamment solide pour résister aux inévitables aléas de notre époque.
En dissipant l’illusion selon laquelle les risques seraient tous quantifiables ou anticipables, il récuse tout à fois le mythe du dirigeant tout-puissant et celui d’une dépendance aveugle à la raison algorithmique[3] censée éclairer l’avenir grâce aux modèles prédictifs. L’auteur ne renonce pas pour autant à la responsabilité du décideur ni à l’intérêt des modèles prédictifs, mais attire notre attention sur leurs limites. Les événements liés au coronavirus lui donnent en partie raison : face à cette crise, ni les hommes providentiels ni les promesses de l’intelligence artificielle n’ont pour l’instant été d’un grand secours. Les turbulences qui sévissent depuis plus d’un an ont surtout mis en lumière l’existence d’un vide stratégique[4] et la fragilité extrême de nos sociétés dans un contexte d’incertitude accrue.
Ce constat, que d’aucuns jugeront peut-être angoissant, n’ouvre pourtant pas la voie à la résignation ou au fatalisme. Il signifie que les dirigeants doivent moins mesurer les risques qu’apprendre à les apprivoiser afin d’en tirer profit. Une telle démarche suppose de troquer les règles rigides de l’organisation, appelées à rompre au moindre choc d’envergure, contre des valeurs qui privilégient l’agilité, l’adaptation et une certaine dose de spontanéité. A en croire l’auteur, aucun plan stratégique ou partition pré-écrite ne sauraient remplacer le dialogue transparent, la confrontation des points de vue, la circulation de l’information et la prise de décision décentralisée.
Cette déclaration d’intention paraîtrait presque naïve et idéaliste si elle ne s’appuyait pas sur une série de cas concrets et d’expériences vécues en tant que dirigeant. La gestion de crises majeures, telles que l’effondrement des marchés asiatiques à la fin des années 1990 ou l’accident nucléaire de Fukushima en 2011, lui a enseigné l’humilité et la lucidité. Lorsque surviennent des catastrophes qui déjouent les pronostics des experts et des modélisations mathématiques, seules les entreprises qui disposent de réelles capacités d’apprentissage et d’une culture cohérente possèdent l’énergie pour rebondir. L’exposition au risque joue dès lors un rôle de révélateur : elle provoque la disparition des organisations les plus imprudentes, bride les performances des plus frileuses, mais récompense celles qui ont accepté de s’y confronter et d’en méditer les enseignements.
En outre, Xavier Durand ne contourne pas les critiques qui pourraient être adressées à sa vision de la prise de décision. Bien qu’il plaide pour une forme de décentralisation, il ne renonce pas aux fondements et à la finalité du leadership. A l’opposé des discours en vogue sacralisant le management horizontal et transversal, son ouvrage appelle les décideurs à assumer leurs responsabilités tout en acceptant leurs limites et leurs faiblesses. Cet éloge du « weak management », que l’on retrouve de plus en plus dans les travaux en sciences de gestion, se traduit par un recentrage sur le « domaine régalien » du dirigeant : aptitude à trancher, détermination féroce, courage de déplaire, discours de vérité, définition de valeurs opérationnelles et d’une culture partagée.
Le leader est en somme celui qui donne le « la » et reprend les commandes du groupe quand la situation semble échapper à tout contrôle. S’il s’efface dans la gestion des affaires courantes, il est en première ligne face aux risques et aux orientations stratégiques. Il est en quelque sorte l’homme du kairos qui saisit les opportunités au bon moment et impose le tempo adéquat à chaque situation.
Si l’auteur file la comparaison avec la figure du jazzman, il endosse également, en filigrane, le costume de thérapeute des organisations. Reprenant à son compte les acquis de la psychanalyse appliquée au leadership[5], il invite les dirigeants à faire preuve d’une meilleure conscience de soi (self-awareness), soit un mélange entre recul sur sa pratique, identification de ses vulnérabilités, écoute des autres et éthique du commandement. Pour conjurer les pièges de l’ego, apaiser les inquiétudes et oser la prise de risque, le leader doit maîtriser ses propres ressorts psychologiques et ceux de ses interlocuteurs. Là encore, il ne peut se réfugier derrière une approche comptable ou normative du réel qui l’empêcherait de saisir ce qu’il y a d’intrinsèquement humain dans la conduite du management et la gestion des risques.
A l’heure où la viralité des risques et la montée des peurs exposent les entreprises – comme la société – à un réveil des névroses organisationnelles et des pulsions irrationnelles, les réflexions du directeur général de Coface méritent pour le moins d’être entendues.
Xavier Durand, Oser Le Risque, Editions Hermann, 2021
[1] Henry Mintzberg, Grandeur et décadence de la planification stratégique, Dunod, janvier 1994.
[2] Nassim N. Taleb, Le cygne noir. La puissance de l’imprévisible, Les Belles Lettres, septembre 2008.
[3] Alain Supiot, La Gouvernance par les nombres, Fayard, mars 2015.
[4] Éric Sadin, La Vie algorithmique. Critique de la raison numérique, L’Echappée, mars 2015.
[5] Philippe Baumard, Le vide stratégique, CNRS, janvier 2015.
[6] Manfred Kets de Vries, Konstantin Korotov, Elizabeth Florent-Treacy, Coach and Couch. The Psychology of Making Better Leaders, Palgrave Macmillan, novembre 2015.
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L’originalité de l’ouvrage tient moins dans sa description de notre univers volatil, complexe, ambigu et incertain – une thématique presque évidente depuis le krach financier de 2008 et les écrits de Nassim Nicholas Taleb sur la puissance de l’imprévisible[1] – que dans la philosophie d’action qu’il esquisse tout au long de l’essai. Dépassant une simple « gouvernance par les nombres », dont les limites avaient été soulignées par Alain Supiot[2], le directeur général de Coface propose une approche du leadership complétée par un management des contradictions, une improvisation maîtrisée et la mise en place d’une culture d’entreprise suffisamment solide pour résister aux inévitables aléas de notre époque.
En dissipant l’illusion selon laquelle les risques seraient tous quantifiables ou anticipables, il récuse tout à fois le mythe du dirigeant tout-puissant et celui d’une dépendance aveugle à la raison algorithmique[3] censée éclairer l’avenir grâce aux modèles prédictifs. L’auteur ne renonce pas pour autant à la responsabilité du décideur ni à l’intérêt des modèles prédictifs, mais attire notre attention sur leurs limites. Les événements liés au coronavirus lui donnent en partie raison : face à cette crise, ni les hommes providentiels ni les promesses de l’intelligence artificielle n’ont pour l’instant été d’un grand secours. Les turbulences qui sévissent depuis plus d’un an ont surtout mis en lumière l’existence d’un vide stratégique[4] et la fragilité extrême de nos sociétés dans un contexte d’incertitude accrue.
Ce constat, que d’aucuns jugeront peut-être angoissant, n’ouvre pourtant pas la voie à la résignation ou au fatalisme. Il signifie que les dirigeants doivent moins mesurer les risques qu’apprendre à les apprivoiser afin d’en tirer profit. Une telle démarche suppose de troquer les règles rigides de l’organisation, appelées à rompre au moindre choc d’envergure, contre des valeurs qui privilégient l’agilité, l’adaptation et une certaine dose de spontanéité. A en croire l’auteur, aucun plan stratégique ou partition pré-écrite ne sauraient remplacer le dialogue transparent, la confrontation des points de vue, la circulation de l’information et la prise de décision décentralisée.
Cette déclaration d’intention paraîtrait presque naïve et idéaliste si elle ne s’appuyait pas sur une série de cas concrets et d’expériences vécues en tant que dirigeant. La gestion de crises majeures, telles que l’effondrement des marchés asiatiques à la fin des années 1990 ou l’accident nucléaire de Fukushima en 2011, lui a enseigné l’humilité et la lucidité. Lorsque surviennent des catastrophes qui déjouent les pronostics des experts et des modélisations mathématiques, seules les entreprises qui disposent de réelles capacités d’apprentissage et d’une culture cohérente possèdent l’énergie pour rebondir. L’exposition au risque joue dès lors un rôle de révélateur : elle provoque la disparition des organisations les plus imprudentes, bride les performances des plus frileuses, mais récompense celles qui ont accepté de s’y confronter et d’en méditer les enseignements.
En outre, Xavier Durand ne contourne pas les critiques qui pourraient être adressées à sa vision de la prise de décision. Bien qu’il plaide pour une forme de décentralisation, il ne renonce pas aux fondements et à la finalité du leadership. A l’opposé des discours en vogue sacralisant le management horizontal et transversal, son ouvrage appelle les décideurs à assumer leurs responsabilités tout en acceptant leurs limites et leurs faiblesses. Cet éloge du « weak management », que l’on retrouve de plus en plus dans les travaux en sciences de gestion, se traduit par un recentrage sur le « domaine régalien » du dirigeant : aptitude à trancher, détermination féroce, courage de déplaire, discours de vérité, définition de valeurs opérationnelles et d’une culture partagée.
Le leader est en somme celui qui donne le « la » et reprend les commandes du groupe quand la situation semble échapper à tout contrôle. S’il s’efface dans la gestion des affaires courantes, il est en première ligne face aux risques et aux orientations stratégiques. Il est en quelque sorte l’homme du kairos qui saisit les opportunités au bon moment et impose le tempo adéquat à chaque situation.
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Si l’auteur file la comparaison avec la figure du jazzman, il endosse également, en filigrane, le costume de thérapeute des organisations. Reprenant à son compte les acquis de la psychanalyse appliquée au leadership[5], il invite les dirigeants à faire preuve d’une meilleure conscience de soi (self-awareness), soit un mélange entre recul sur sa pratique, identification de ses vulnérabilités, écoute des autres et éthique du commandement. Pour conjurer les pièges de l’ego, apaiser les inquiétudes et oser la prise de risque, le leader doit maîtriser ses propres ressorts psychologiques et ceux de ses interlocuteurs. Là encore, il ne peut se réfugier derrière une approche comptable ou normative du réel qui l’empêcherait de saisir ce qu’il y a d’intrinsèquement humain dans la conduite du management et la gestion des risques.
A l’heure où la viralité des risques et la montée des peurs exposent les entreprises – comme la société – à un réveil des névroses organisationnelles et des pulsions irrationnelles, les réflexions du directeur général de Coface méritent pour le moins d’être entendues.
Xavier Durand, Oser Le Risque, Editions Hermann, 2021
[1] Henry Mintzberg, Grandeur et décadence de la planification stratégique, Dunod, janvier 1994.
[2] Nassim N. Taleb, Le cygne noir. La puissance de l’imprévisible, Les Belles Lettres, septembre 2008.
[3] Alain Supiot, La Gouvernance par les nombres, Fayard, mars 2015.
[4] Éric Sadin, La Vie algorithmique. Critique de la raison numérique, L’Echappée, mars 2015.
[5] Philippe Baumard, Le vide stratégique, CNRS, janvier 2015.
[6] Manfred Kets de Vries, Konstantin Korotov, Elizabeth Florent-Treacy, Coach and Couch. The Psychology of Making Better Leaders, Palgrave Macmillan, novembre 2015.