L’histoire nous fournit abondamment d’exemples sur ce à quoi peuvent mener d’étroites collusions entre politique et finance. À l’aune d’une complexité croissante de la finance et de ses instruments, il est plus que jamais nécessaire de tirer les leçons des observations que Machiavel, Smith et d’autres avaient pu faire en leur temps. La comparaison entre la ruine des Médicis et celle de Greensill offre un parallèle éclairant sur les conséquences d’un système où banquiers se font rois.
L’effondrement de Greensill Capital, une société de services financiers basée à Londres, constitue un avertissement bienvenu, mais onéreux, sur un certain nombre de tendances contemporaines. Nous devons nous méfier de l’emballement médiatique autour de l’innovation financière. Mais cela ne doit pas nous empêcher de braquer les projecteurs sur le monde obscur du lobbying d’entreprise, de la réglementation du risque et d’autres questions au croisement du capitalisme et du gouvernement.
Greensill aurait essayé d’utiliser l’ancien Premier ministre britannique David Cameron pour inciter le gouvernement saoudien à faire pression sur les investisseurs pour que ceux-ci apportent davantage de fonds à SoftBank. Cette dernière aurait ainsi pu augmenter son soutien financier à Greensill. Ensuite, alors que la pandémie avait déjà commencé, David Cameron aurait fait pression pour que le fonds d’investissement obtienne l’accès à un programme de prêts d’urgence. Il aurait également utilisé son influence sur le National Health Service pour qu’il adopte une application dont Greensill détenait les droits, permettant de payer le personnel du NHS sur une base quotidienne.
Mais le fait que Greensill propose une application de paiement anticipé ne fait pas de la société un innovateur financier de pointe. En réalité, ses activités de financement étaient en grande partie limitées à une entreprise sidérurgique étroitement ciblée : GFG Alliance appartenant à l’homme d’affaires indien Sanjeev Gupta.
Une financiarisation croissante de la société
Pourquoi des responsables gouvernementaux, de l’Arabie saoudite au Royaume-Uni, accorderaient-ils leur confiance à une telle entreprise ?
Une réponse superficielle est que Greensill vendait de nouveaux modèles de financement qui promettaient d’aider les Saoudiens à moderniser leur gestion du pèlerinage annuel de la Mecque, et le NHS à simplifier sa gestion des salaires.
Et pourtant, ces offres n’avaient rien de nouveau. La grande poussée de la financiarisation, qui a débuté à la fin du XXe siècle, est depuis longtemps alimentée par la titrisation. Celle-ci permet aux entreprises, par la transformation en titres financiers d’actifs tels que des créances, de concevoir une gamme infinie de « nouveaux » produits. Le processus de création de ces produits consiste à regrouper un corpus diversifié d’actifs pour créer un ensemble apparemment plus sûr ou plus transparent, qui peut ensuite être subdivisé et commercialisé en fonction de divers critères. En fin de compte, les types et les niveaux de risque peuvent ainsi être désagrégés et vendus à ceux qui sont prêts à les détenir.
Après la crise financière de 2008, on a reproché à la titrisation d’amplifier le risque au lieu de le réduire. L’euphorie qui entourait le processus est donc retombée. Mais cette pratique n’a pas cessé. Dans le cas de la société éponyme du financier Lex Greensill, elle a été utilisée pour regrouper et vendre des prêts à de grandes institutions financières comme le Credit Suisse.
L’innovant Greensill et l’histoire de la finance
Greensill était un acteur majeur sur le marché du financement de la chaîne d’approvisionnement, un marché de niche où un prêteur verse des avances aux fournisseurs d’un gros acheteur en échange d’une commission. Le financement de la chaîne d’approvisionnement ne sera pas familier à la plupart des lecteurs, mais ce n’est pas une nouveauté. En fait, les historiens considèrent qu’il s’agit de la plus ancienne application de la finance. En effet, cette pratique est née à une époque où les marchands ne disposaient généralement pas de l’argent nécessaire pour payer leurs expéditions avant que leurs stocks ne soient distribués ou vendus. Financer la transaction en accordant au commerçant un crédit sur la base d’une facture ou d’une promesse de paiement répondait donc à un besoin jusqu’alors non satisfait. Il existe des preuves que cette méthode était déjà utilisée par les Mésopotamiens.
Mais par-dessus tout, la finance de la chaîne d’approvisionnement était la pièce maîtresse de la banque et de la finance de la fin du Moyen Âge et du début de l’ère moderne. L’innovation décisive dans ce domaine a été la lettre de change, un document exigeant le paiement d’un montant spécifique à un moment donné dans le futur. Les marchands achetaient une lettre de change et l’envoyaient dans le pays d’où ils voulaient importer. Elle pouvait être utilisée pour garantir la propriété d’un produit, par exemple une balle de laine, par un autre marchand qui présentait ensuite la lettre au représentant de l’émetteur initial.
Ce procédé a permis d’éliminer la nécessité de transporter de grandes quantités d’argent liquide. Mais il a également servi d’instrument de crédit anticipé : comme les émetteurs de bons travaillaient souvent avec d’importants montants déposés par les clients, ils pouvaient exercer d’autres activités bancaires en même temps.
Dans la splendeur éblouie des choses…
Greensill, mais surtout ses crédules créanciers (SoftBank et Credit Suisse), aurait mieux fait d’étudier certaines de ces banques médiévales, les mieux documentées étant celles basées à Florence. Parmi celles-ci, la banque florentine la plus célèbre à ce jour était la Maison des Médicis (également mécène des arts, des hommes politiques et même des papes) qui a su développer des succursales dans toute l’Europe.
Les succursales de Bruges et de Londres étaient les plus problématiques, non seulement en raison de la distance géographique, mais aussi parce qu’elles devaient interagir constamment avec des États forts et imprévisibles. Par conséquent, les agents locaux de la banque Médicis ont dû pratiquer un lobbying intensif, offrant des concessions aux souverains en échange de faveurs, comme la permission d’exporter les marchandises (la laine) dont ils finançaient le commerce. Cela les a amenés à prêter de plus en plus aux gouvernements, qui utilisaient l’argent à leurs propres fins.
Mais le soutien apporté par la banque Médicis aux guerres anglaises des Roses a introduit une fragilité financière critique. La succursale de Londres devant prêter des sommes de plus en plus importantes à Édouard IV pour les guerres et les dots afin de s’assurer des alliances politiques, son principal directeur abandonna ses fonctions par dégoût. Il a été remplacé par Gherardo Canigiani, un partisan dévoué du roi, au détriment des intérêts de la banque. En fin de compte, la société a dû être liquidée par faillite.
… le bruit d’un empire qui chute
La banque Médicis, qui fit complètement faillite quelques années plus tard, servit de leçon exemplaire à Niccolò Machiavel qui, dans son Histoire de Florence, attribua la chute de la banque au fait que les directeurs de ses succursales avaient commencé à se comporter eux-mêmes comme des princes. Cette histoire a ensuite été reprise par Adam Smith pour dépeindre les entreprises publiques (comme l’était devenue la banque des Médicis) comme corrompues et dilapidant les richesses, permettant à Laurent le Magnifique d’utiliser les revenus de l’État dont il avait la disposition.
Shakespeare a également lancé un avertissement. Le Marchand de Venise commence avec le marchand Antonio qui se vante de l’étendue de la diversification de son portefeuille. « Mes entreprises ne sont pas dans un seul fonds ni à un seul endroit ; et tout mon patrimoine ne dépend pas de la fortune de cette année : c’est pourquoi ma marchandise ne me rend pas triste. » Mais assez rapidement, ses navires et leur cargaison sont perdus en mer, le laissant sans rien pour rembourser ses dettes.
Les leçons sur l’entrelacement entre la finance et la politique n’ont pas échappé à Machiavel, Shakespeare et Smith. Allons-nous continuer à les ignorer ?
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L’effondrement de Greensill Capital, une société de services financiers basée à Londres, constitue un avertissement bienvenu, mais onéreux, sur un certain nombre de tendances contemporaines. Nous devons nous méfier de l’emballement médiatique autour de l’innovation financière. Mais cela ne doit pas nous empêcher de braquer les projecteurs sur le monde obscur du lobbying d’entreprise, de la réglementation du risque et d’autres questions au croisement du capitalisme et du gouvernement.
Greensill aurait essayé d’utiliser l’ancien Premier ministre britannique David Cameron pour inciter le gouvernement saoudien à faire pression sur les investisseurs pour que ceux-ci apportent davantage de fonds à SoftBank. Cette dernière aurait ainsi pu augmenter son soutien financier à Greensill. Ensuite, alors que la pandémie avait déjà commencé, David Cameron aurait fait pression pour que le fonds d’investissement obtienne l’accès à un programme de prêts d’urgence. Il aurait également utilisé son influence sur le National Health Service pour qu’il adopte une application dont Greensill détenait les droits, permettant de payer le personnel du NHS sur une base quotidienne.
Mais le fait que Greensill propose une application de paiement anticipé ne fait pas de la société un innovateur financier de pointe. En réalité, ses activités de financement étaient en grande partie limitées à une entreprise sidérurgique étroitement ciblée : GFG Alliance appartenant à l’homme d’affaires indien Sanjeev Gupta.
Une financiarisation croissante de la société
Pourquoi des responsables gouvernementaux, de l’Arabie saoudite au Royaume-Uni, accorderaient-ils leur confiance à une telle entreprise ?
Une réponse superficielle est que Greensill vendait de nouveaux modèles de financement qui promettaient d’aider les Saoudiens à moderniser leur gestion du pèlerinage annuel de la Mecque, et le NHS à simplifier sa gestion des salaires.
Et pourtant, ces offres n’avaient rien de nouveau. La grande poussée de la financiarisation, qui a débuté à la fin du XXe siècle, est depuis longtemps alimentée par la titrisation. Celle-ci permet aux entreprises, par la transformation en titres financiers d’actifs tels que des créances, de concevoir une gamme infinie de « nouveaux » produits. Le processus de création de ces produits consiste à regrouper un corpus diversifié d’actifs pour créer un ensemble apparemment plus sûr ou plus transparent, qui peut ensuite être subdivisé et commercialisé en fonction de divers critères. En fin de compte, les types et les niveaux de risque peuvent ainsi être désagrégés et vendus à ceux qui sont prêts à les détenir.
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Après la crise financière de 2008, on a reproché à la titrisation d’amplifier le risque au lieu de le réduire. L’euphorie qui entourait le processus est donc retombée. Mais cette pratique n’a pas cessé. Dans le cas de la société éponyme du financier Lex Greensill, elle a été utilisée pour regrouper et vendre des prêts à de grandes institutions financières comme le Credit Suisse.
L’innovant Greensill et l’histoire de la finance
Greensill était un acteur majeur sur le marché du financement de la chaîne d’approvisionnement, un marché de niche où un prêteur verse des avances aux fournisseurs d’un gros acheteur en échange d’une commission. Le financement de la chaîne d’approvisionnement ne sera pas familier à la plupart des lecteurs, mais ce n’est pas une nouveauté. En fait, les historiens considèrent qu’il s’agit de la plus ancienne application de la finance. En effet, cette pratique est née à une époque où les marchands ne disposaient généralement pas de l’argent nécessaire pour payer leurs expéditions avant que leurs stocks ne soient distribués ou vendus. Financer la transaction en accordant au commerçant un crédit sur la base d’une facture ou d’une promesse de paiement répondait donc à un besoin jusqu’alors non satisfait. Il existe des preuves que cette méthode était déjà utilisée par les Mésopotamiens.
Mais par-dessus tout, la finance de la chaîne d’approvisionnement était la pièce maîtresse de la banque et de la finance de la fin du Moyen Âge et du début de l’ère moderne. L’innovation décisive dans ce domaine a été la lettre de change, un document exigeant le paiement d’un montant spécifique à un moment donné dans le futur. Les marchands achetaient une lettre de change et l’envoyaient dans le pays d’où ils voulaient importer. Elle pouvait être utilisée pour garantir la propriété d’un produit, par exemple une balle de laine, par un autre marchand qui présentait ensuite la lettre au représentant de l’émetteur initial.
Ce procédé a permis d’éliminer la nécessité de transporter de grandes quantités d’argent liquide. Mais il a également servi d’instrument de crédit anticipé : comme les émetteurs de bons travaillaient souvent avec d’importants montants déposés par les clients, ils pouvaient exercer d’autres activités bancaires en même temps.
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Greensill, mais surtout ses crédules créanciers (SoftBank et Credit Suisse), aurait mieux fait d’étudier certaines de ces banques médiévales, les mieux documentées étant celles basées à Florence. Parmi celles-ci, la banque florentine la plus célèbre à ce jour était la Maison des Médicis (également mécène des arts, des hommes politiques et même des papes) qui a su développer des succursales dans toute l’Europe.
Les succursales de Bruges et de Londres étaient les plus problématiques, non seulement en raison de la distance géographique, mais aussi parce qu’elles devaient interagir constamment avec des États forts et imprévisibles. Par conséquent, les agents locaux de la banque Médicis ont dû pratiquer un lobbying intensif, offrant des concessions aux souverains en échange de faveurs, comme la permission d’exporter les marchandises (la laine) dont ils finançaient le commerce. Cela les a amenés à prêter de plus en plus aux gouvernements, qui utilisaient l’argent à leurs propres fins.
Mais le soutien apporté par la banque Médicis aux guerres anglaises des Roses a introduit une fragilité financière critique. La succursale de Londres devant prêter des sommes de plus en plus importantes à Édouard IV pour les guerres et les dots afin de s’assurer des alliances politiques, son principal directeur abandonna ses fonctions par dégoût. Il a été remplacé par Gherardo Canigiani, un partisan dévoué du roi, au détriment des intérêts de la banque. En fin de compte, la société a dû être liquidée par faillite.
… le bruit d’un empire qui chute
La banque Médicis, qui fit complètement faillite quelques années plus tard, servit de leçon exemplaire à Niccolò Machiavel qui, dans son Histoire de Florence, attribua la chute de la banque au fait que les directeurs de ses succursales avaient commencé à se comporter eux-mêmes comme des princes. Cette histoire a ensuite été reprise par Adam Smith pour dépeindre les entreprises publiques (comme l’était devenue la banque des Médicis) comme corrompues et dilapidant les richesses, permettant à Laurent le Magnifique d’utiliser les revenus de l’État dont il avait la disposition.
Shakespeare a également lancé un avertissement. Le Marchand de Venise commence avec le marchand Antonio qui se vante de l’étendue de la diversification de son portefeuille. « Mes entreprises ne sont pas dans un seul fonds ni à un seul endroit ; et tout mon patrimoine ne dépend pas de la fortune de cette année : c’est pourquoi ma marchandise ne me rend pas triste. » Mais assez rapidement, ses navires et leur cargaison sont perdus en mer, le laissant sans rien pour rembourser ses dettes.
Les leçons sur l’entrelacement entre la finance et la politique n’ont pas échappé à Machiavel, Shakespeare et Smith. Allons-nous continuer à les ignorer ?