Alors que les analyses se succèdent pour expliquer la prise de Kaboul par les talibans, un facteur semble être laissé de côté : l’économie. Les Occidentaux se sont focalisés sur la construction d’institutions étatiques alors que bâtir une économie viable est un enjeu majeur pour la stabilité d’un pays.
La tentative de construire un état démocratique et stable en Afghanistan a échoué avant tout parce que l’Occident a fait le choix de tenter d’établir un Etat centralisé. Or, l’Afghanistan est une « société profondément hétérogène organisée autour de coutumes et de normes locales », comme l’observe justement Daron Acemoglu, professeur au MIT. Mais certains facteurs économiques sont aussi à l’origine de cette débâcle.
L'Afghanistan est un pays désespérément pauvre, avec un PIB par habitant d'environ 500 dollars, soit un centième de celui des États-Unis. Le problème ne vient pas seulement du faible revenu, mais aussi de l’évolution de son économie. L’étude des révolutions suggère qu'une croissance élevée stabilise la politique d'un pays, que celui-ci soit riche ou pauvre, démocratique ou autoritaire.
En d'autres termes, une croissance rapide permet de cimenter la société et d’atténuer les conflits. Mais elle génère également pour les populations concernées un désir d'amélioration continue de leurs conditions de vie. Si ces attentes ne sont pas satisfaites - par exemple, parce que la croissance ralentit ou s'inverse - les risques de troubles augmentent.
Le modèle Afghan
L'Afghanistan a suivi ce schéma à la lettre. Le pays ayant connu une croissance rapide jusqu'en 2012 avant que la stagnation ne s'installe. Mais, pour comprendre l'ampleur de cet arrêt brutal de la croissance et son impact sur le niveau de vie, il faut chercher plus loin que les indicateurs économiques traditionnels comme le PIB, les importations et la consommation d'énergie.
L'économie de l'Afghanistan est profondément déséquilibrée. La nation produit à peine assez de nourriture pour répondre à ses propres besoins et ne possède pratiquement pas d'industrie manufacturière. Toute la consommation intérieure repose donc sur les importations, qui sont financées presque exclusivement par des aides étrangères (et éventuellement par le commerce de l'héroïne, qui n'apparaît pas dans les statistiques officielles).
Les importations représentent une dépense, et non de la valeur ajoutée ou du PIB. La «valeur ajoutée» qui apparaît dans les statistiques du PIB est créée lorsque les commerçants ou «bazaris» revendent les importations - par exemple, une cargaison de pétrole ou de téléphones portables - à un prix supérieur à celui qu'ils ont payé. Si le prix a été artificiellement gonflé, le PIB reflétera davantage la corruption que la véritable valeur économique ajoutée, même si les biens importés restent utiles pour le consommateur. Dans ce contexte, les importations constituent le meilleur indicateur - ou plutôt le moins imparfait - de la consommation intérieure.
L'Afghanistan a connu un boom extraordinaire dans la décennie qui a suivi la chute du premier régime taliban en 2001, les importations ayant été multipliées par près de dix. Mais, depuis 2012, la croissance des importations a stagné, alors même que la population a continué de croître. Cela implique une baisse du niveau de vie – et donc un mécontentement croissant.
La consommation d’énergie suit le même schéma. L'accès à l'électricité a explosé au cours des 20 dernières années, passant de 20 % (ce qui signifie que les zones rurales n'avaient pas du tout d'électricité) en 2001 à plus de 95 % aujourd'hui. Mais ce taux d'accès a stagné ces dernières années. Certes, à de tels niveaux peu d'améliorations sont encore possibles. Mais il y a un autre problème : près de 80% de l'énergie électrique afghane est importée. Cela implique que les pays voisins (principalement l'Ouzbékistan) ont une forte influence sur le nouveau gouvernement du pays.
Un pays dépendant des aides étrangères
L'augmentation continue des aides internationales peut apaiser la population locale. Mais les États-Unis n'étaient pas disposés à augmenter continuellement les fonds qu’ils allouent pour maintenir les niveaux de consommation nécessaires en Afghanistan. Les dépenses civiles ne représentaient qu'une petite fraction des dépenses militaires. Et même ainsi, elles ne pouvaient pas continuer à augmenter indéfiniment.
Pour le nouveau régime, maintenir les importations sera vital. Certains ont émis l'hypothèse que cela donnera un certain poids aux États-Unis, qui pourraient refuser de continuer à verser leur aide. Pourtant, si les sommes en jeu sont considérables - le pays a besoin d'environ 10 milliards de dollars par an - d'autres puissances mondiales pourraient facilement se permettre d’apporter une aide équivalente.
Pour la Chine, lancer une bouée de sauvetage à l'Afghanistan ne coûterait qu'une fraction négligeable de ses réserves de devises. Même la Russie ou l'Arabie saoudite pourraient se permettre de contribuer à une échelle significative. Il est peu probable que ces donateurs se soucient, par exemple, de maintenir l'accès des filles et des femmes à l'éducation et à l'emploi. Dans ces conditions, la capacité des États-Unis - ou des institutions financières occidentales comme le Fonds monétaire international - à influencer le gouvernement afghan contrôlé par les talibans pourrait être sérieusement limitée.
Faillite du modèle occidental
Bien entendu, l'Afghanistan n'est pas le seul pays où cette dynamique est à l'œuvre. L'empreinte croissante de la Chine dans de nombreuses régions d'Afrique a rendu beaucoup plus difficile de conditionner l'aide financière au respect des droits de l'homme. Cela met en évidence la difficulté croissante de promouvoir les « valeurs occidentales » dans un monde où de nombreux pays non occidentaux aux poches profondes luttent pour étendre leur influence.
Les observateurs s'accordent à dire que la corruption endémique a joué un rôle majeur dans la chute du gouvernement afghan. Cela a conduit de nombreuses personnes à affirmer que les talibans n'auraient pas réussi à reprendre le contrôle du pays si les États-Unis avaient lutté efficacement contre la corruption.
Mais cela n’est qu’une chimère. Lorsqu'un pays ne produit rien lui-même et que la quasi-totalité des ressources dont disposent ses consommateurs arrivent sous forme d’aides de l'étranger, maintenir une faible corruption devient presque impossible. Il y a très peu de pays dans la situation de l'Afghanistan qui brisent ce moule.
Une façon d'éviter ou de minimiser la corruption endémique aurait pu être de permettre aux ONG de distribuer davantage d'aide étrangère. Mais leurs priorités - l'équilibre entre les sexes et la croissance verte - se seraient heurtées à celles des courtiers du pouvoir local, créant d'autres problèmes politiques.
La construction d'une économie autonome est aussi difficile que celle d'institutions étatiques. L'aide étrangère peut financer certaines infrastructures et maintenir le niveau de vie de la population. Mais lorsque ces aides deviennent la principale source de revenus d'un pays, elles favorisent tellement la rente et la corruption que la population n'en profite guère et pourrait finalement préférer un nouveau - ou un ancien - régime.
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La tentative de construire un état démocratique et stable en Afghanistan a échoué avant tout parce que l’Occident a fait le choix de tenter d’établir un Etat centralisé. Or, l’Afghanistan est une « société profondément hétérogène organisée autour de coutumes et de normes locales », comme l’observe justement Daron Acemoglu, professeur au MIT. Mais certains facteurs économiques sont aussi à l’origine de cette débâcle.
L'Afghanistan est un pays désespérément pauvre, avec un PIB par habitant d'environ 500 dollars, soit un centième de celui des États-Unis. Le problème ne vient pas seulement du faible revenu, mais aussi de l’évolution de son économie. L’étude des révolutions suggère qu'une croissance élevée stabilise la politique d'un pays, que celui-ci soit riche ou pauvre, démocratique ou autoritaire.
En d'autres termes, une croissance rapide permet de cimenter la société et d’atténuer les conflits. Mais elle génère également pour les populations concernées un désir d'amélioration continue de leurs conditions de vie. Si ces attentes ne sont pas satisfaites - par exemple, parce que la croissance ralentit ou s'inverse - les risques de troubles augmentent.
Le modèle Afghan
L'Afghanistan a suivi ce schéma à la lettre. Le pays ayant connu une croissance rapide jusqu'en 2012 avant que la stagnation ne s'installe. Mais, pour comprendre l'ampleur de cet arrêt brutal de la croissance et son impact sur le niveau de vie, il faut chercher plus loin que les indicateurs économiques traditionnels comme le PIB, les importations et la consommation d'énergie.
L'économie de l'Afghanistan est profondément déséquilibrée. La nation produit à peine assez de nourriture pour répondre à ses propres besoins et ne possède pratiquement pas d'industrie manufacturière. Toute la consommation intérieure repose donc sur les importations, qui sont financées presque exclusivement par des aides étrangères (et éventuellement par le commerce de l'héroïne, qui n'apparaît pas dans les statistiques officielles).
Les importations représentent une dépense, et non de la valeur ajoutée ou du PIB. La «valeur ajoutée» qui apparaît dans les statistiques du PIB est créée lorsque les commerçants ou «bazaris» revendent les importations - par exemple, une cargaison de pétrole ou de téléphones portables - à un prix supérieur à celui qu'ils ont payé. Si le prix a été artificiellement gonflé, le PIB reflétera davantage la corruption que la véritable valeur économique ajoutée, même si les biens importés restent utiles pour le consommateur. Dans ce contexte, les importations constituent le meilleur indicateur - ou plutôt le moins imparfait - de la consommation intérieure.
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Une économie stagnante
L'Afghanistan a connu un boom extraordinaire dans la décennie qui a suivi la chute du premier régime taliban en 2001, les importations ayant été multipliées par près de dix. Mais, depuis 2012, la croissance des importations a stagné, alors même que la population a continué de croître. Cela implique une baisse du niveau de vie – et donc un mécontentement croissant.
La consommation d’énergie suit le même schéma. L'accès à l'électricité a explosé au cours des 20 dernières années, passant de 20 % (ce qui signifie que les zones rurales n'avaient pas du tout d'électricité) en 2001 à plus de 95 % aujourd'hui. Mais ce taux d'accès a stagné ces dernières années. Certes, à de tels niveaux peu d'améliorations sont encore possibles. Mais il y a un autre problème : près de 80% de l'énergie électrique afghane est importée. Cela implique que les pays voisins (principalement l'Ouzbékistan) ont une forte influence sur le nouveau gouvernement du pays.
Un pays dépendant des aides étrangères
L'augmentation continue des aides internationales peut apaiser la population locale. Mais les États-Unis n'étaient pas disposés à augmenter continuellement les fonds qu’ils allouent pour maintenir les niveaux de consommation nécessaires en Afghanistan. Les dépenses civiles ne représentaient qu'une petite fraction des dépenses militaires. Et même ainsi, elles ne pouvaient pas continuer à augmenter indéfiniment.
Pour le nouveau régime, maintenir les importations sera vital. Certains ont émis l'hypothèse que cela donnera un certain poids aux États-Unis, qui pourraient refuser de continuer à verser leur aide. Pourtant, si les sommes en jeu sont considérables - le pays a besoin d'environ 10 milliards de dollars par an - d'autres puissances mondiales pourraient facilement se permettre d’apporter une aide équivalente.
Pour la Chine, lancer une bouée de sauvetage à l'Afghanistan ne coûterait qu'une fraction négligeable de ses réserves de devises. Même la Russie ou l'Arabie saoudite pourraient se permettre de contribuer à une échelle significative. Il est peu probable que ces donateurs se soucient, par exemple, de maintenir l'accès des filles et des femmes à l'éducation et à l'emploi. Dans ces conditions, la capacité des États-Unis - ou des institutions financières occidentales comme le Fonds monétaire international - à influencer le gouvernement afghan contrôlé par les talibans pourrait être sérieusement limitée.
Faillite du modèle occidental
Bien entendu, l'Afghanistan n'est pas le seul pays où cette dynamique est à l'œuvre. L'empreinte croissante de la Chine dans de nombreuses régions d'Afrique a rendu beaucoup plus difficile de conditionner l'aide financière au respect des droits de l'homme. Cela met en évidence la difficulté croissante de promouvoir les « valeurs occidentales » dans un monde où de nombreux pays non occidentaux aux poches profondes luttent pour étendre leur influence.
Les observateurs s'accordent à dire que la corruption endémique a joué un rôle majeur dans la chute du gouvernement afghan. Cela a conduit de nombreuses personnes à affirmer que les talibans n'auraient pas réussi à reprendre le contrôle du pays si les États-Unis avaient lutté efficacement contre la corruption.
Mais cela n’est qu’une chimère. Lorsqu'un pays ne produit rien lui-même et que la quasi-totalité des ressources dont disposent ses consommateurs arrivent sous forme d’aides de l'étranger, maintenir une faible corruption devient presque impossible. Il y a très peu de pays dans la situation de l'Afghanistan qui brisent ce moule.
Une façon d'éviter ou de minimiser la corruption endémique aurait pu être de permettre aux ONG de distribuer davantage d'aide étrangère. Mais leurs priorités - l'équilibre entre les sexes et la croissance verte - se seraient heurtées à celles des courtiers du pouvoir local, créant d'autres problèmes politiques.
La construction d'une économie autonome est aussi difficile que celle d'institutions étatiques. L'aide étrangère peut financer certaines infrastructures et maintenir le niveau de vie de la population. Mais lorsque ces aides deviennent la principale source de revenus d'un pays, elles favorisent tellement la rente et la corruption que la population n'en profite guère et pourrait finalement préférer un nouveau - ou un ancien - régime.