L’inventaire des leçons de la pandémie en cours ne fait que commencer. Parmi ses enseignements, il faudra compter avec une nouvelle confirmation du diagnostic de crise de l’individualisme. Elle se révèle sans doute plus profonde qu’on ne pouvait le penser, au point de fragiliser la démocratie et les régulations de la vie commune. (paru dans SAY 5, 3e trim. 2021)
À juste titre, l’individualisme s’est vu attribuer un rôle décisif dans l’histoire occidentale moderne, et dans son extension mondiale. Il a contribué à l’essor du contrat social, à l’instauration de l’économie de marché, à la fondation de la démocratie moderne comme à l’élaboration des droits de l’homme. Entre autres. Mais il se révèle aujourd’hui boursouflé, insuffisant, trop sûr de lui. De multiples indices l’indiquaient déjà avant que la pandémie n’envahisse la planète. Depuis, il est impossible de l’ignorer : l’individualisme à tout crin se révèle à bout de souffle. Hier globalement positif, son bilan devient à présent négatif. Son rôle tend à s’inverser, ses fonctions ont changé de signe.
Symptômes partagés
De Pékin à New York, de Moscou à Rome, de Bombay à Paris, de Taïwan à Londres, de Johannesburg à Rio de Janeiro, une fort longue année ponctuée de contaminations, de confinements et déconfinements, de distanciations, de gestes barrière, d’angoisses et de vaccinations – a partout produit des effets similaires, en dépit de politiques régionales différentes et de réalités sociales disparates. Toutes différences gardées, d’un bout à l’autre de la planète, fut ressenti un même manque et une même nécessité : la présence des autres. L’absence de leur réalité physique corporelle, de leur proximité réelle et palpable, parut d’abord bizarre, avant de se montrer douloureuse. Chacun se croyait volontiers autosuffisant et s’est découvert mal à l’aise d’être seul, déboussolé d’être privé de vie commune.
On a découvert, par exemple, combien le télétravail ne remplaçait intégralement ni les échanges réels ni les coopérations directes. On a ressenti l’étrangeté de ne plus rencontrer les autres dans les salles de sport, les stades, les spectacles, les cafés, les restaurants, les boîtes de nuit. On s’est vu manquer, comme jamais auparavant, de coexistence, de cohabitation, d’échanges avec des inconnus, des groupes, des foules disparates. On a exploré, bien souvent, les effets délétères de la macération en vase clos, en couple ou en famille, comme si vivre entre soi, avec toujours les mêmes, sans existence collective ouverte sur les autres, devenait rapidement invivable.
Pour le comprendre autrement, relire Tocqueville est utile. Il se pourrait bien que nous venions de vivre – en peu de temps, à très grande échelle, dans des conditions historiques nouvelles – un processus analogue à celui qu’il décrit dans une page célèbre du Livre 2 de De la démocratie en Amérique.
Diagnostic de dérive
Il y définit l’individualisme ainsi (le terme est alors récent, et Tocqueville est l’un des premiers à préciser les contours de ce qu’il désigne) : « L’individualisme est un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables, et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte qu’après s’être créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même. »[1] Mais cet abandon imaginaire – puisqu’il demeure en fait impossible – transforme rapidement l’individualisme en tout autre chose qu’un « sentiment réfléchi et paisible ».
Tocqueville explique comment l’individualisme tend à devenir, en pire, l’égoïsme dont il semblait s’être différencié. En effet, à la faveur de l’égalitarisme que la démocratie encourage, se multiplient les individus qui « n’attendent pour ainsi dire rien de personne : ils s’habituent à se considérer toujours isolément, ils se figurent volontiers que leur destinée tout entière est entre leurs mains. »[2] Cette dérive de l’individualisme, que Tocqueville a discerné très tôt, nous en avons éprouvé les symptômes durant la pandémie, nous en constatons les conséquences chaque jour. Encore faut-il, pour commencer à en entrevoir les tenants et les aboutissants, rappeler quelques traits de la longue histoire de l’individualisme, qui commence bien avant Tocqueville et se poursuit bien après lui.
Médire de l’individualisme serait trop simple, et surtout trompeur. Car il se tient, il faut le répéter, au fondement de la modernité. En rompant avec la primauté accordée aux communautés sur les individus, en cessant de définir ces derniers par leur appartenance à une église, une classe, un corps constitué, le basculement fondateur qui commence à la fin du Moyen Âge fait de l’individu l’atome de référence. C’est seul, en conscience, qu’il va décider de son appartenance à une confession, une nation, un métier. Surtout, comme l’a montré Crawford Mac Pherson dans son travail devenu classique sur La théorie politique de l’individualisme possessif[3], c’est d’abord par sa capacité à être propriétaire que se définit désormais l’individu, dont John Locke en son temps va élaborer la formulation philosophique.
Cette capacité est fondatrice dans la mesure où la définition de l’individu est qu’il se possède lui-même, que lui appartiennent, de manière inaliénable, son corps, ses droits et les libertés que ces droits garantissent, tout comme les fruits de son travail. Les théories du contrat social, depuis les jurisconsultes jusqu’à Rousseau en passant par Hobbes et par Locke, fondent toutes la légitimité du pouvoir et l’autorité de la puissance publique sur l’abandon volontaire, par les individus, de leur droit à se faire justice eux-mêmes en échange de la protection de leur intégrité physique et de leurs biens par la force publique et les instances judiciaires. Le modèle omniprésent est donc toujours celui de la propriété, avec ce clivage majeur qui délimite les possessions inaliénables et hors commerce (corps, libertés et droits fondamentaux), et les produits qui font l’objet d’échanges sur un marché. D’autre part, les droits individuels sont toujours bornés. Pour chaque individu, ses droits sont limités, d’un côté par l’exercice des droits d’autrui, ce qui contraint chacun à des renoncements pour permettre la coexistence des droits effectivement exercés par tous.
D’autre part, les lois et les pouvoirs codifient et contrôlent ces limites indispensables. Avec pour fonction, au moins idéalement, de garantir collectivement les droits individuels autant que de les borner pour permettre leur coexistence. L’interdépendance de l’individuel et du collectif est nodale : sans les limites imposées et les garanties offertes par la collectivité, les droits de l’individu ne pourraient plus ni s’exercer ni être protégés. Or c’est précisément cette interdépendance qui s’éclipse aujourd’hui, parce que l’individualisme s’essouffle en s’hypertrophiant, en se découplant, fantasmatiquement, de l’idée de propriété qui faisait jusqu’ici office de régulation.
Presque deux siècles après le premier diagnostic de Tocqueville, le paysage est fort différent, mais les symptômes demeurent semblables, sous une forme démesurément accrue. Ceux qui « n’attendent rien de personne » ne sont pas seulement devenus innombrables, ils se considèrent d’une certaine façon « autocréés ».
Vertige et démesure
Désormais, deviennent de plus en plus nombreux ceux qui n’entendent rien de personne, se veulent les seuls « acteurs » de leurs vies, revendiquent à leur tour « d’être seuls au monde », de transformer l’exploration de leur « moi » et de leur intériorité en un voyage incessant, d’en marquer la distinction par des signes apparents et des langages qui singularisent, de cultiver leur corps comme première marque de présence au monde, de faire loi de leurs caprices en posant comme légitimes tous leurs désirs, en refusant aux autres soit le droit de parler soit la simple existence. Débarrassés de toute idée de hiérarchie, de groupe d’appartenance, d’autorité sacralisée ou non. Amoindrissant au passage l’idée de solidarité, toujours plus délaissée et vidée de contenu.
De l’individualisme bien tempéré, fondement de l’économie de marché, de la démocratie représentative et de l’ensemble des institutions libérales, on tend à passer, pour reprendre l’expression d’Éric Sadin[4], au « règne de l’individu tyran », vivant de son exhibition numérique, de ses selfies et de ses posts.
Esquisser la généalogie de ce post-individualisme démesuré, oublieux et capricieux nécessiterait de longs développements. Il faudrait distinguer entre la part d’injonction à être soi, devenue véritable norme contraignante, et les désirs illimités de se déployer en tant qu’individu[5]. Il faudrait aussi entrecroiser, au fil des dernières décennies, les effets respectifs, souvent conjugués, de processus multiples : affaiblissement de l’autorité, affaissement de l’instruction et de l’éducation, éclipse de la fonction paternelle, désertion des apprentissages longs, désintérêt croissant envers les institutions protectrices chargées de garantir contre les risques de la vie (Sécurité Sociale, assurance chômage, caisses de retraite, etc.). À cette liste, non close, s’ajouteraient notamment l’extension sans mesure des réseaux sociaux et bon nombre des dérives qu’elle favorise : empire des divertissements sans contenu, règne de la dérision sans borne, remplacement des débats argumentés par l’injure et l’indignation vertueuse.
Parmi les indices de ce changement multiforme, on ne saurait oublier celui, moins aperçu, que constitue l’abandon progressif et revendiqué de l’appropriation des biens au profit de leur seul usage. Se déplacer en voiture, en trottinette ou en vélo sans en posséder n’est sans doute pas si anecdotique qu’on pourrait le penser, du point de vue des métamorphoses récentes de l’individualisme. On pourrait en effet y trouver le signe d’un nouvel individualisme – « dépossessif », si l’on peut dire – d’autant plus capricieux qu’il se déleste des soucis de gestion, d’appropriation qui furent ses fondements historiques.
Restaurer l’autonomie
La pandémie a permis de prendre une conscience plus aiguë de cette situation en accentuant ses contrastes. Elle a intensifié des comportements hyperindividualistes, en réaction contre les contraintes sanitaires. Mais elle a également avivé la perception de nos liens aux autres, la conscience de la nécessité indépassable des solidarités et des présences humaines réelles ou symboliques. Peut-on envisager, sans perdre les acquis fondateurs de l’individualisme, de limiter ses dérives, et de lui rendre souffle ?
Pour trouver une issue, sans doute faudrait-il substituer à cet individualisme non canalisé l’idée d’une autonomie, toujours relative, jamais pensée comme un absolu, mais comme un projet permanent à élaborer, une construction réflexive à poursuivre à travers les multiples interrelations entre individus et normes du jeu social et politique.
Classiquement, les philosophes ont pensé l’autonomie comme donnée d’emblée à chacun, que ce soit, par exemple, la volonté libre attribuée par Descartes à tout individu, ou la loi morale rationnelle présente, selon Kant, en tout être doué de raison. Toutefois, cette capacité à déterminer sa propre règle ne peut exister véritablement qu’en relation avec une hétéronomie, un système de normes édictées au-dehors – par l’éducation, les coutumes, les institutions politiques et sociales. Dès lors que cette hétéronomie s’estompe, s’efface, s’affaiblit et ne remplit plus son rôle, le risque est grand de voir l’autonomie fragilisée à son tour.
Si, comme nous le pensons, la condition première de mise en œuvre de l’autonomie réside dans l’existence d’instances démocratiques actives, il est à craindre que l’actuelle désaffection croissante à l’égard du politique n’entrave son élaboration. Une autonomie bien pensée et viable exige, pour se construire, une hétéronomie affirmée à travers des instances sociales. Telle est la conclusion, paradoxale seulement en apparence. Car l’autonomie ne se décrète pas. Elle ne saurait obéir à l’injonction du « Sois toi-même ! Et personne d’autre ! ». Pour chacun, elle ne peut s’édifier que peu à peu, soucieuse à la fois de libertés et de normes. Cette autonomie ne s’oppose pas au collectif, mais s’y adosse et s’y inscrit. En se voulant relative et non absolue, en se sachant toujours à remanier, elle peut être acquise personnellement et graduellement à travers des choix réfléchis.
Si l’on veut donc sortir des impasses et des méfaits d’un individualisme à bout de souffle, ce n’est pas le cadavre du collectivisme qu’il faut ressusciter. Ce sont de multiples instances de médiation qu’il faut peu à peu réinventer – entre individu et société, solitude et foule, humanité et nature. •
[1] Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, II, chap. 2, « De l’individualisme dans les pays démocratiques »
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Personne ne sait quelle tournure prendra la pandémie ou si les récentes augmentations de prix seront transitoires, ce qui signifie que les prévisions économiques sont devenues encore plus hasardeuses que jamais. Néanmoins, certaines tendances doivent être surveillées de plus près que d’autres, et certaines politiques doivent être modifiées quoi qu’il arrive.
Déchirés entre les craintes inflationnistes et la peur de la déflation, les banquiers centraux des principales économies avancées adoptent une approche attentiste potentiellement coûteuse. Seule une refonte progressive de leurs outils et de leurs objectifs peut les aider à jouer un rôle post-pandémique socialement utile.
Bien que les États-Unis soient depuis longtemps à la pointe de la technologie, la Chine constitue un défi de taille dans des domaines clés. Mais, en fin de compte, l’équilibre des forces sera déterminé non pas par le développement technologique, mais par la diplomatie et les choix stratégiques, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays.
Sur plus de 10 000 espèces d’oiseaux, près d’une sur sept est actuellement menacée d’extinction. Le sort des oiseaux, qu’il s’agisse d’individus sauvages ou d’animaux de compagnie, serait plus difficile à ignorer si davantage de personnes comprenaient à quel point ils sont intelligents et complexes.
Historiquement, les succès comme la Conférence de Bretton Woods de 1944 sont beaucoup plus rares que les rassemblements internationaux qui produisent soit de l’inaction, soit des récriminations. La clé est de se concentrer sur ce qui peut être mesuré, plutôt que sur les personnes à blâmer.
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À juste titre, l’individualisme s’est vu attribuer un rôle décisif dans l’histoire occidentale moderne, et dans son extension mondiale. Il a contribué à l’essor du contrat social, à l’instauration de l’économie de marché, à la fondation de la démocratie moderne comme à l’élaboration des droits de l’homme. Entre autres. Mais il se révèle aujourd’hui boursouflé, insuffisant, trop sûr de lui. De multiples indices l’indiquaient déjà avant que la pandémie n’envahisse la planète. Depuis, il est impossible de l’ignorer : l’individualisme à tout crin se révèle à bout de souffle. Hier globalement positif, son bilan devient à présent négatif. Son rôle tend à s’inverser, ses fonctions ont changé de signe.
Symptômes partagés
De Pékin à New York, de Moscou à Rome, de Bombay à Paris, de Taïwan à Londres, de Johannesburg à Rio de Janeiro, une fort longue année ponctuée de contaminations, de confinements et déconfinements, de distanciations, de gestes barrière, d’angoisses et de vaccinations – a partout produit des effets similaires, en dépit de politiques régionales différentes et de réalités sociales disparates. Toutes différences gardées, d’un bout à l’autre de la planète, fut ressenti un même manque et une même nécessité : la présence des autres. L’absence de leur réalité physique corporelle, de leur proximité réelle et palpable, parut d’abord bizarre, avant de se montrer douloureuse. Chacun se croyait volontiers autosuffisant et s’est découvert mal à l’aise d’être seul, déboussolé d’être privé de vie commune.
On a découvert, par exemple, combien le télétravail ne remplaçait intégralement ni les échanges réels ni les coopérations directes. On a ressenti l’étrangeté de ne plus rencontrer les autres dans les salles de sport, les stades, les spectacles, les cafés, les restaurants, les boîtes de nuit. On s’est vu manquer, comme jamais auparavant, de coexistence, de cohabitation, d’échanges avec des inconnus, des groupes, des foules disparates. On a exploré, bien souvent, les effets délétères de la macération en vase clos, en couple ou en famille, comme si vivre entre soi, avec toujours les mêmes, sans existence collective ouverte sur les autres, devenait rapidement invivable.
Pour le comprendre autrement, relire Tocqueville est utile. Il se pourrait bien que nous venions de vivre – en peu de temps, à très grande échelle, dans des conditions historiques nouvelles – un processus analogue à celui qu’il décrit dans une page célèbre du Livre 2 de De la démocratie en Amérique.
Diagnostic de dérive
Il y définit l’individualisme ainsi (le terme est alors récent, et Tocqueville est l’un des premiers à préciser les contours de ce qu’il désigne) : « L’individualisme est un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables, et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte qu’après s’être créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même. »[1] Mais cet abandon imaginaire – puisqu’il demeure en fait impossible – transforme rapidement l’individualisme en tout autre chose qu’un « sentiment réfléchi et paisible ».
Tocqueville explique comment l’individualisme tend à devenir, en pire, l’égoïsme dont il semblait s’être différencié. En effet, à la faveur de l’égalitarisme que la démocratie encourage, se multiplient les individus qui « n’attendent pour ainsi dire rien de personne : ils s’habituent à se considérer toujours isolément, ils se figurent volontiers que leur destinée tout entière est entre leurs mains. »[2] Cette dérive de l’individualisme, que Tocqueville a discerné très tôt, nous en avons éprouvé les symptômes durant la pandémie, nous en constatons les conséquences chaque jour. Encore faut-il, pour commencer à en entrevoir les tenants et les aboutissants, rappeler quelques traits de la longue histoire de l’individualisme, qui commence bien avant Tocqueville et se poursuit bien après lui.
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Propriété, contrat social et libertés
Médire de l’individualisme serait trop simple, et surtout trompeur. Car il se tient, il faut le répéter, au fondement de la modernité. En rompant avec la primauté accordée aux communautés sur les individus, en cessant de définir ces derniers par leur appartenance à une église, une classe, un corps constitué, le basculement fondateur qui commence à la fin du Moyen Âge fait de l’individu l’atome de référence. C’est seul, en conscience, qu’il va décider de son appartenance à une confession, une nation, un métier. Surtout, comme l’a montré Crawford Mac Pherson dans son travail devenu classique sur La théorie politique de l’individualisme possessif[3], c’est d’abord par sa capacité à être propriétaire que se définit désormais l’individu, dont John Locke en son temps va élaborer la formulation philosophique.
Cette capacité est fondatrice dans la mesure où la définition de l’individu est qu’il se possède lui-même, que lui appartiennent, de manière inaliénable, son corps, ses droits et les libertés que ces droits garantissent, tout comme les fruits de son travail. Les théories du contrat social, depuis les jurisconsultes jusqu’à Rousseau en passant par Hobbes et par Locke, fondent toutes la légitimité du pouvoir et l’autorité de la puissance publique sur l’abandon volontaire, par les individus, de leur droit à se faire justice eux-mêmes en échange de la protection de leur intégrité physique et de leurs biens par la force publique et les instances judiciaires. Le modèle omniprésent est donc toujours celui de la propriété, avec ce clivage majeur qui délimite les possessions inaliénables et hors commerce (corps, libertés et droits fondamentaux), et les produits qui font l’objet d’échanges sur un marché. D’autre part, les droits individuels sont toujours bornés. Pour chaque individu, ses droits sont limités, d’un côté par l’exercice des droits d’autrui, ce qui contraint chacun à des renoncements pour permettre la coexistence des droits effectivement exercés par tous.
D’autre part, les lois et les pouvoirs codifient et contrôlent ces limites indispensables. Avec pour fonction, au moins idéalement, de garantir collectivement les droits individuels autant que de les borner pour permettre leur coexistence. L’interdépendance de l’individuel et du collectif est nodale : sans les limites imposées et les garanties offertes par la collectivité, les droits de l’individu ne pourraient plus ni s’exercer ni être protégés. Or c’est précisément cette interdépendance qui s’éclipse aujourd’hui, parce que l’individualisme s’essouffle en s’hypertrophiant, en se découplant, fantasmatiquement, de l’idée de propriété qui faisait jusqu’ici office de régulation.
Presque deux siècles après le premier diagnostic de Tocqueville, le paysage est fort différent, mais les symptômes demeurent semblables, sous une forme démesurément accrue. Ceux qui « n’attendent rien de personne » ne sont pas seulement devenus innombrables, ils se considèrent d’une certaine façon « autocréés ».
Vertige et démesure
Désormais, deviennent de plus en plus nombreux ceux qui n’entendent rien de personne, se veulent les seuls « acteurs » de leurs vies, revendiquent à leur tour « d’être seuls au monde », de transformer l’exploration de leur « moi » et de leur intériorité en un voyage incessant, d’en marquer la distinction par des signes apparents et des langages qui singularisent, de cultiver leur corps comme première marque de présence au monde, de faire loi de leurs caprices en posant comme légitimes tous leurs désirs, en refusant aux autres soit le droit de parler soit la simple existence. Débarrassés de toute idée de hiérarchie, de groupe d’appartenance, d’autorité sacralisée ou non. Amoindrissant au passage l’idée de solidarité, toujours plus délaissée et vidée de contenu.
De l’individualisme bien tempéré, fondement de l’économie de marché, de la démocratie représentative et de l’ensemble des institutions libérales, on tend à passer, pour reprendre l’expression d’Éric Sadin[4], au « règne de l’individu tyran », vivant de son exhibition numérique, de ses selfies et de ses posts.
Esquisser la généalogie de ce post-individualisme démesuré, oublieux et capricieux nécessiterait de longs développements. Il faudrait distinguer entre la part d’injonction à être soi, devenue véritable norme contraignante, et les désirs illimités de se déployer en tant qu’individu[5]. Il faudrait aussi entrecroiser, au fil des dernières décennies, les effets respectifs, souvent conjugués, de processus multiples : affaiblissement de l’autorité, affaissement de l’instruction et de l’éducation, éclipse de la fonction paternelle, désertion des apprentissages longs, désintérêt croissant envers les institutions protectrices chargées de garantir contre les risques de la vie (Sécurité Sociale, assurance chômage, caisses de retraite, etc.). À cette liste, non close, s’ajouteraient notamment l’extension sans mesure des réseaux sociaux et bon nombre des dérives qu’elle favorise : empire des divertissements sans contenu, règne de la dérision sans borne, remplacement des débats argumentés par l’injure et l’indignation vertueuse.
Parmi les indices de ce changement multiforme, on ne saurait oublier celui, moins aperçu, que constitue l’abandon progressif et revendiqué de l’appropriation des biens au profit de leur seul usage. Se déplacer en voiture, en trottinette ou en vélo sans en posséder n’est sans doute pas si anecdotique qu’on pourrait le penser, du point de vue des métamorphoses récentes de l’individualisme. On pourrait en effet y trouver le signe d’un nouvel individualisme – « dépossessif », si l’on peut dire – d’autant plus capricieux qu’il se déleste des soucis de gestion, d’appropriation qui furent ses fondements historiques.
Restaurer l’autonomie
La pandémie a permis de prendre une conscience plus aiguë de cette situation en accentuant ses contrastes. Elle a intensifié des comportements hyperindividualistes, en réaction contre les contraintes sanitaires. Mais elle a également avivé la perception de nos liens aux autres, la conscience de la nécessité indépassable des solidarités et des présences humaines réelles ou symboliques. Peut-on envisager, sans perdre les acquis fondateurs de l’individualisme, de limiter ses dérives, et de lui rendre souffle ?
Pour trouver une issue, sans doute faudrait-il substituer à cet individualisme non canalisé l’idée d’une autonomie, toujours relative, jamais pensée comme un absolu, mais comme un projet permanent à élaborer, une construction réflexive à poursuivre à travers les multiples interrelations entre individus et normes du jeu social et politique.
Classiquement, les philosophes ont pensé l’autonomie comme donnée d’emblée à chacun, que ce soit, par exemple, la volonté libre attribuée par Descartes à tout individu, ou la loi morale rationnelle présente, selon Kant, en tout être doué de raison. Toutefois, cette capacité à déterminer sa propre règle ne peut exister véritablement qu’en relation avec une hétéronomie, un système de normes édictées au-dehors – par l’éducation, les coutumes, les institutions politiques et sociales. Dès lors que cette hétéronomie s’estompe, s’efface, s’affaiblit et ne remplit plus son rôle, le risque est grand de voir l’autonomie fragilisée à son tour.
Si, comme nous le pensons, la condition première de mise en œuvre de l’autonomie réside dans l’existence d’instances démocratiques actives, il est à craindre que l’actuelle désaffection croissante à l’égard du politique n’entrave son élaboration. Une autonomie bien pensée et viable exige, pour se construire, une hétéronomie affirmée à travers des instances sociales. Telle est la conclusion, paradoxale seulement en apparence. Car l’autonomie ne se décrète pas. Elle ne saurait obéir à l’injonction du « Sois toi-même ! Et personne d’autre ! ». Pour chacun, elle ne peut s’édifier que peu à peu, soucieuse à la fois de libertés et de normes. Cette autonomie ne s’oppose pas au collectif, mais s’y adosse et s’y inscrit. En se voulant relative et non absolue, en se sachant toujours à remanier, elle peut être acquise personnellement et graduellement à travers des choix réfléchis.
Si l’on veut donc sortir des impasses et des méfaits d’un individualisme à bout de souffle, ce n’est pas le cadavre du collectivisme qu’il faut ressusciter. Ce sont de multiples instances de médiation qu’il faut peu à peu réinventer – entre individu et société, solitude et foule, humanité et nature. •
[1] Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, II, chap. 2, « De l’individualisme dans les pays démocratiques »
[2] Ibid.
[3] Traduction française de Michel Fuchs. Gallimard, Folio essais, 2004.
[4] Éric Sadin, L'ère de l'individu-tyran. La fin d'un monde commun, Grasset, 2020.
[5] Voir Monique Atlan et Roger-Pol Droit, Le sens des limites, Éditions de l'Observatoire, 2021.